samedi 5 mai 2012

L'open space m'a tuer de A. des Isnards et T. Zuber

Voici un ouvrage, paru il y a quelques années, qui avait rencontré beaucoup de succès. J'étais, à l'époque, passé à côté de ce livre pour grand public. Mais, comme il n'est jamais trop tard pour bien faire, je me suis plongé dans la lecture de l'édition de poche. Pour en réalité la dévorer littéralement en une soirée, tant ce livre est drôle de vérité. Dans L'open space m'a tuer, les auteurs, Alexandre des Isnards et Thomas Zuber, croquent avec justesse et un humour mordant les turpitudes du monde du travail d'aujourd'hui et les dérives du néo-management. Tout y est décortiqué, à l'aide de saynètes illustratives tirées d'exemples très proches de la réalité. Les entreprises cités sont imaginaires, mais derrière CapCefini, Price & Whisky ou KPAIMEG, on a une petite idée de celles qui se cachent derrière. Mais avec cette satire corrosive, se cache un vrai message, beaucoup plus alarmant.

Car il y a péril en la demeure chez les jeunes cadres de ces boites de service, conseil, audit, informatique ou encore SSII. Le bonheur, qu'on semblait leur avoir construit à l'aide d'open space conviviaux et de managers sympas, n'est plus. Derrière cette démocratisation de la hiérarchie et des relations de travail, c'est l'uniformisation et l'oppression qui sont apparues. L'open space, cet espace si bien conçu par les cabinets d'architecture et d'aménagement spécialisés, ne rapproche pas les collègues entre-eux. Il assure plutôt la surveillance des uns envers les autres et vice-versa. Qui est arrivé en retard ? Qui part le premier le soir ? Qui va prendre le café avec qui ? Tout se sait. Tout se contrôle. Et radio boite fait le reste. 

Mais, le néo-management n'a pas seulement inventé l'open space. Il a aussi importé un vocabulaire anglo-saxon qu'il convient d'utiliser si l'on veut passer pour "corporate" auprès de ses collègues et de son manager. Ainsi, dans le nouveau wording, il serait inconcevable de ne pas utiliser Reporting pour compte rendu d'activité, ASAP (As soon as possible), FYI (For Your Information), deadlines, rate, gap, brainstorming... Une novlangue en pesudo français a également peu à peu façonné le vocabulaire des jeunes cadres qui en veulent :  conduite du changement, customiser, implémenter, je me rapproche de..., je reviens vers toi...,  mode projet, propale... Très utile, un petit glossaire à la fin pour récapituler tous les mots clés utiles pour la bonne marche de sa carrière.

Et puis, il y a le néo-manager. Le néo-manager est sympa, sa porte est toujours ouverte, il ne porte la plupart du temps pas de cravate, est super cool avec son équipe. Presque le rêve. Sauf que le néo-manager ne prend aucune responsabilité, et préfère se couvrir. Il se contente donc de suggérer à ses équipes. Le néo-manager ne donne aucun ordre, car il est cool. Mais il sait fort bien faire descendre, le plus amicalement du monde, la pression du client et du top management vers ses troupes. Ah oui, il y a une chose que le néo-manager apprécie tout particulièrement : les timesheets. Qu'est ce que c'est ? Pour ceux qui n'auraient pas encore toute la maîtrise du glossaire du parfait cadre, on traduira par feuille de présence. C'est l'arme ultime du manager. Chaque team member se doit de remplir sa feuille de présence en fin de semaine pour décrire, heure par heure, ce qui a été réalisé. Moyen implacable de mettre la pression sur les troupes, ces timesheets finissent sur le bureau d'un contrôleur de gestion s'assurant que les salaires versés sont biens durement gagnés.

Et tout cela va loin, très loin. Le néo-management n'aime guère que des têtes dépassent. Des week ends cohésion "teambuilding" sont organisés annuellement, voir plus, pour diffuser la bonne parole et s'assurer que chacun est au top du corporate. L'occasion de rappeler les valeurs de l'entreprise, au cas où certains ne les auraient pas encore apprises par coeur. Dommage simplement que nombres d'entreprises aient oublié de les appliquer. Un jeune cadre prometteur mais un peu réservé. Inscription obligatoire à un stage de confiance soi. Développer son réseau ? Inscription à facebook est plus que recommandé pour montrer que l'on est intégré et bien dans l'entreprise. 

Et puis quand on est cadre, on est débordé. Et si ce n'est pas le cas, il faut le paraître. Les cadres courent dans les couloirs, ont le BlackBerry vissé à l'oreille, arrivent en retard en réunion. Et quand vous leur posez la question: "Je suis charrette" vous répondent-ils. D'ailleurs, quand on est cadre, c'est 24h sur 24h. Le BlackBerry professionnel vous permet de participer même en pleine nuit à l'entreprise globale, et répondre ainsi au mail d'un américain en attendant avec impatience le réveil du contient asiatique. Dommages collatéraux, multiplication des tendinites du pouce et augmentation des divorces. Et si le cadre est toujours débordé, c'est que souvent il l'est réellement. Car pour obtenir le contrat, l'ingénieur commercial, avant tout un commercial, vend des délais de livraisons totalement irréalistes pour toucher sa commission. Le malheureux ingénieur qui passera derrière se confronter à la réalité et aux difficultés du projet sera un bon candidat pour le burn out.

Une dernière chose pose question. Les cadres sont-ils encore des cadres ? Quelle valeur accorder au statut de cadre quand tous les employés de l'entreprise, à part l'hôtesse d'accueil, le sont ? Le cadre n'est guère que le maillon d'une longue chaîne d'intervenant qui au final délivre un projet de développement et de déploiement informatique. Sorte d'ouvrier avec un statut de cadre. Pour nombre d'entre eux, c'est la désillusion, et de plus en plus finissent par changer radicalement de carrière : profs, salariés d'ONG...

On ne peut que recommander la lecture de ce livre. Il vous semblera, à vous aussi, que c'est du vécu. Mais derrière cette satire, à peine exagérée, se cache un message autrement plus inquiétant. De plus en plus de jeunes, souvent brillants et diplômés des grandes écoles d'ingénieurs ou de commerce, perdent rapidement leurs illusions sur le monde de travail. En manque de reconnaissance, de responsabilités réelles, sans perspective d'évolution ou de carrière, sous la pression d'une politique corporate étouffante et d'un management qui se défausse en cas de problème, ils connaissent une véritable souffrance au travail. Pourtant, ces jeunes sont bosseurs, ambitieux et en veulent. A l'heure où l'on parle beaucoup de la valeur travail, il serait temps le néo-management change de méthode. Mais là, c'est comme jeter une bouteille à la mer...

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